Député Nouvelle Gauche de la Loire, élu à l’Assemblée nationale depuis 2007, Régis Juanico est un spécialiste du sport et s’intéresse depuis longtemps à la prévention des pratiques addictives dans les jeux d’argent. Auteur de deux rapports sur le sujet, ce co-rapporteur du comité pour l’évaluation de la régulation des jeux d’argent et de hasard au Palais Bourbon s’inquiète que la privatisation de la Française des jeux ne vienne mettre à mal les progrès constatés ces dernières années dans la régulation d’un jeu plus «responsable».

Comment jugez-vous l’arbitrage du gouvernement qui vient de donner son feu vert à la privatisation de plusieurs entreprises publiques ?

Le gouvernement a visiblement beaucoup hésité, l’arbitrage s’est fait très vite et Emmanuel Macron a, semble-t-il, résisté avant de céder. Mais Bruno Le Maire et Edouard Philippe l’ont emporté. Les libéraux ont eu gain de cause.

Ces privatisations vous paraissent-elles justifiées au regard de leur objectif, qui est d’alimenter un fonds public destiné à financer des innovations de rupture ?

La nouveauté, c’est que ces cessions d’actifs ne serviront pas qu’à alimenter le nouveau fonds d’investissement dédié à ces technologies, comme l’intelligence artificielle. On vend également les bijoux de famille dans l’optique, entend-on, de désendetter l’Etat. Ce n’était pas prévu au départ mais c’est la preuve que le gouvernement fait face à des difficultés qu’il avait sous-estimées dans ce domaine.

Quel est le bon niveau de présence de l’Etat au capital de la Française des jeux, selon vous ?

On ne sait pas combien l’Etat conservera de l’entreprise mais il est certain que cela s’annonce comme une formidable opération pour ses futurs actionnaires privés. La FDJ est en pleine croissance, les joueurs sont de plus en plus nombreux et misent de plus en plus, c’est un investissement béni. Mais ce serait une erreur si l’Etat ne demeurait pas l’actionnaire majoritaire, ce qui lui rapporte aujourd’hui 90 millions d’euros de dividendes chaque année. Posséder 25% ou 51% du capital, ce n’est pas du tout la même chose. J’ai l’impression que l’on s’apprête à brader un joyau national.

Pourquoi la Française des jeux est-elle, dites-vous, une entreprise bien à part ?

L’argument central, c’est que le jeu n’est pas une marchandise comme les autres. C’est un produit potentiellement dangereux et addictif. Or si le gouvernement commence par privatiser avant de se soucier d’organiser la régulation du secteur sur laquelle il reste très flou, on met la charrue avant les bœufs. Je doute que l’on parvienne à ficeler entièrement ce nouveau dispositif à temps. Ce n’est pas bon signe.

Etes-vous satisfait de la manière dont la FDJ est aujourd’hui régulée ?

On peut toujours faire des progrès mais l’important aujourd’hui, c’est qu’il existe une double régulation. Celle de la tutelle de Bercy et celle de la FDJ. L’affaire du Rapido, arrêté en 2014, a été un détonateur. Le PDG de l’époque, Christophe Blanchard-Dignac, a pris conscience de la nocivité de ce jeu malgré sa réussite commerciale et les dirigeants de la FDJ ont mis en place un contrôle interne efficace. Cela a permis de mettre en place une politique du jeu réellement responsable.

Et donc ?

Deux régulations valent mieux qu’une seule ! Même si l’Etat garde un fort droit de regard en restant au capital et à travers la nouvelle instance qui en sera chargé, comment se comporteront les futurs actionnaires très majoritairement privés de l’entreprise ? Leur rôle ne sera-t-il pas de maximiser la croissance, les profits et le retour aux investisseurs via le dividende ? On rentre dans un terrain très glissant, tous les spécialistes du jeu le reconnaissent.

Les problèmes liés au jeu sont-ils plus importants aujourd’hui qu’hier ?

Le pourcentage de la population qui a un rapport excessif au jeu reste certes stable, autour de 0,5% des joueurs. Mais le jeu dit à risque modéré a beaucoup progressé, il a été multiplié par 2,5 entre 2010 et 2014 selon les chiffres de l’observatoire des jeux. C’est mécanique, plus il y a de croissance des jeux d’argent, plus les problèmes liés à leur consommation augmentent. On sait par ailleurs que 30% des mineurs ont déjà parié sur le sport. Il faut bien avoir en tête que le coût de ces pratiques est supporté par toute la collectivité. On l’estime à un milliard d’euros en termes de santé publique pour l’Etat et à plusieurs milliards pour le coût social indirect même si c’est difficile de le calculer. On ne peut vraiment pas balayer de la main ce genre d’arguments.

Avez-vous un exemple des progrès réalisés par la Française des jeux pour lutter contre ces pratiques ?

Je vous donne un exemple. En 2016, la FDJ a réalisé un testing auprès des buralistes afin de voir combien d’entre eux appliquaient véritablement la loi qui interdit de vendre des jeux d’argent aux mineurs. Le taux de conformité a été de 22% en 2016, ce qui signifie que 78% d’entre eux n’appliquaient pas la loi ! La FDJ a mis en place une vraie politique dans ce domaine avec un bonus pour les buralistes qui pratiquent le jeu responsable et ce travail a porté ses fruits. Le taux est remonté à 37% l’an dernier et dépasse maintenant les 50%. Que se passera-t-il dans ce domaine avec une FDJ privatisée ? J’ai pour le moins des doutes.

Vous vous inquiétez également du sort du financement du sport amateur en France dont la FDJ est le principal bailleur de fonds ?

Le gouvernement a déjà très fortement taillé dans les taxes affectées qui reviennent au Centre national du sport, principal financeur en France du sport amateur. De 220 millions l’an dernier, ce montant a déjà été ramené à 93 millions d’euros en 2018, soit l’équivalent du budget de la mission Sports. Qu’en sera-t-il demain ? Les réponses que l’on obtient sont là aussi très floues alors que ces sommes sont essentielles pour financer les emplois sportifs et les équipements sportifs de proximité. Le problème se pose également pour l’argent que la FDJ injecte directement dans le sport, avec un montant de 20 millions d’euros par an dédié au handicap et à l’insertion par le sport ainsi que pour son équipe sportive cycliste au budget de 8 millions d’euros par an. Les futurs actionnaires privés de la FDJ continueront-ils à honorer ces missions d’intérêt général ? On nous affirme le contraire, mais il est difficile de croire qu’un tel changement dans le capital de l’entreprise ne sera là aussi d’aucun effet.