L’organisation de la médecine du travail est une spécificité française, dont les fondements remontent à la loi du 11 octobre 1946. La France est le seul pays européen -et c’est une heureuse spécificité- à bénéficier d’une prévention des risques professionnels, organisée dans le cadre des services médicaux de santé au travail et financée par les employeurs qui ont, comme le code du Travail le stipule, l’obligation de veiller à la santé et la sécurité de leurs salariés.
La mission de prévention assurée par le service de santé au travail, est exercée par le médecin du travail qui est un salarié protégé. Dans les très grandes entreprises il est directement embauché par celles-ci. Pour la grande majorité des salariés, il dépend d’un service de santé au travail interentreprises. 6500 médecins, 10 500 personnels non médicaux sont regroupés au sein de 943 services de santé au travail qui prennent en charge près de 15 millions de salariés. On compte en moyenne un médecin du travail pour 3000 salariés.
Les dispositifs de santé au travail ont peu évolué jusqu’aux années 2000. Suite à une directive européenne de 1989 portant sur la réorientation des services de santé au travail et qui introduit la notion de « prévention primaire », la loi de modernisation sociale, votée sous le Gouvernement Jospin en janvier 2002, a consacré l’organisation pluridisciplinaire des services de santé au travail.
Malgré cette avancée, le système de santé a travail est loin de donner entière satisfaction. Il n’a pas empêché le cataclysme sanitaire de l’amiante, ni l’explosion des troubles musculo-squelettiques (on en compte aujourd’hui près de 50 000 par an, soit dix fois plus qu’en 1995), ni le développement des risques psychosociaux (stress, harcèlement, violences au travail, épuisement professionnel…). On estime aujourd’hui que 20 % des arrêts de travail de plus de 45 jours y sont liés, ce qui représente plus 2 milliards d’€ de dépenses pour nos comptes sociaux chaque année. Les risques psycho-sociaux sont devenus la 1ère cause de consultation pour maladies professionnelles.
Ces dernières années, plusieurs rapports, dont le rapport Dellacherie du Conseil Economique, Social et Environnemental ou celui de l’IGAS-IGEN, ont analysé les insuffisances de la médecine du travail face aux transformations du monde productif avec un mode d’organisation du travail qui conduit les salariés à éprouver d’avantage de difficultés dans leurs conditions de travail. Ce mode d’organisation du travail privilégie l’intensification de la charge de travail, l’individualisation des tâches, la mise en concurrence des salariés, la dilution des collectifs de travail, la recherche effrénée de performance et de rentabilité, la fixation d’objectifs souvent irréalisables conduit bien souvent à une gestion déshumanisée de l’entreprise.
De plus, la médecine du travail s’est vu confiée récemment de nouvelles missions dans le cadre du volet incapacité physique et prévention de la pénibilité de la loi sur les retraites. La loi prévoit la mise en place par les médecins du travail d’un dossier médical en santé au travail qui retrace les informations relatives à l’état de santé du travailleur et les expositions aux risques professionnelles au cours de son parcours professionnel
Deux ans après l’échec des négociations entre partenaires sociaux et neuf mois après la censure du conseil constitutionnel sur les dispositions concernant la médecine du travail introduites en cavalier législatif dans la loi sur les retraites, nous voilà face à un texte attendu, qui comportent un certain nombre d’avancées mais aussi de nombreuses insuffisances.
Les avancées tout d’abord.
Le texte réaffirme la pluridisciplinarité des services de santé au travail, introduite par la Loi de 2002. Le rapport Conso et Frimat, daté d’octobre 2007, soulignait déjà cette nécessité d’un renforcement de la pluridisciplinarité autour du médecin du travail dans une logique préventive. Cette évolution n’est possible que dans un cadre collectif et concerté que ce texte encourage avec le rôle pivot du médecin autour d’une équipe comprenant des infirmiers, des assistantes sociales, des spécialistes en prévention, comme les ergonomes. Les médecins du travail devront d’ailleurs être formé à l’animation et la coordination des équipes pluridisciplinaires.
Ensuite, les garanties apportées sur l’indépendance de la médecine du travail vont dans le bon sens, bien que les directeurs de service, les infirmiers, les assistants de santé au travail et les IPRP ne font l’objet d’aucune dispositions garantissant leur indépendance professionnelle Le groupe socialiste proposera des amendements complémentaires pour renforcer encore cette indépendance, en ce qui concerne les locaux, les réseaux informatiques et la désignation des directeurs de service mais aussi pour assurer la protection des équipes pluridisciplinaires
Enfin l’inscription des missions des services de santé au travail dans la loi nous satisfait.
Si cette proposition de loi présente un intérêt à plusieurs titres, elle fait l’impasse sur des problèmes graves concernant l’avenir de la médecine du travail et se trompe lourdement sur la question de la gouvernance.
Elle ne répond en rien à la pénurie de médecins du travail.
La France compte 6 800 médecins dont 55% ont plus de 55 ans et 1 700 vont partir en retraites d’ici à 2012. Or, seulement 300 à 400 jeunes médecins sont actuellement en formation. La moitié des effectifs enseignants doit être renouvelée d’ici 2017. Certaines Universités n’ont même plus d’enseignant pour cette spécialité.
Cette pénurie est donc avant tout une crise de vocation et d’attractivité. Or, votre texte est inquiétant. Inquiétant d’une part car il ne semble pas s’intéresser à ce sujet central. La médecine du travail se voie confier de nouvelles prérogatives comme le dossier de santé au travail, mais pas de nouveaux moyens…
Inquiétant d’autre part, car certaines dispositions tendent à donner l’impression que vous renoncez à le traiter de manière sérieuse. En effet, l’article 8 portant sur le recours temporaire à un interne en spécialité par les services de santé au travail n’est rien d’autre qu’un moyen de pallier la pénurie.
Autre manque important : l’introduction d’une véritable instance régionale pour encadrer l’action des Services de Santé au Travail. Nous en proposons la création par le biais d’un amendement. Sa gouvernance serait paritaire. Elle structurerait et coordonnerait l’offre régionale en matière de santé au travail ou encore suivrait les propositions formulées dans les contrats d’objectifs et les pôles régionaux de responsabilité que ce texte propose de mettre en place, mais qui nous paraissent insuffisants en l’état.
Nous aurions souhaité également un volet de mesures permettant de renforcer le rôle et les pouvoirs des CHSCT (comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) avec l’élection directe des représentants des salariés, la création de CHSCT de bassins d’emploi ou de site pour le salariés des TPE-PME, le renforcement du droit d’alerte, la consultation tous les deux ans des salariés par questionnaire sur leurs conditions de travail.
Enfin, ce texte pose un problème grave sur le plan de la gouvernance.
Comme l’ont écrit les syndicats CGT et CFDT dans une déclaration commune : « l’organisation paritaire qui est proposée avec une présidence revenant obligatoirement à un employeur avec voix prépondérante est une incongruité doublée d’une aberration ».
Le paritarisme est l’un des fondements du modèle français auquel le groupe socialiste est tout particulièrement attaché, à condition qu’il repose sur un dialogue social équilibré. Nos collègues sénateurs en avaient tenu compte en proposant une présidence tournante entre représentants des employeurs et ceux des salariés.
Nous demandons le retour au texte du Sénat car dans le texte de la proposition de loi, il s’agit en fait d’une pseudo gouvernance paritaire. Nous craignons que ce revirement de la majorité en commission n’ait pour unique explication la pression politique exercée par le patronat, et notamment le MEDEF et qu’il conduise de manière implicite à remettre en cause l’indépendance de la médecine du travail.
En conclusion, nous en appelons à une réforme ambitieuse et en profondeur des services de santé au travail. Nous ne pensons pas que le texte proposé permette en l’état de franchir une étape significative en ce sens et donc nous ne pouvons l’approuver.
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