A mi-chemin entre réflexion d’un chercheur en sciences sociales sur le travail et retour sur expérience d’un intervenant en entreprise et dans les services publics, Ce qui tue le travail (Michalon, 2010) de Francis Ginsbourger réinterroge trente ans d’analyses simplistes et réductrices sur le travail. Un ouvrage à contre-courant qui nous invite à réapprendre à parler de l’organisation du travail et de sa gestion.
Francis Ginsbourger, intervenant dans les organisations et chercheur associé au Centre de gestion scientifique de MinesParisTech, et Régis Juanico, député de la Loire, membre des deux missions parlementaires sur la pénibilité au travail et de celle sur les risques psycho-sociaux, répondent à l’invitation et discutent du travail et de son organisation.
Ce qui tue le travail propose d’aborder les questions qui touchent au travail sous un angle radicalement nouveau, considérant que nous avons pendant longtemps fait l’impasse sur des dimensions essentielles du travail. Pourquoi est-il aujourd’hui primordial de se réinteresser à la question de l’organisation du travail ?
Francis Ginsbourger : Pendant longtemps, nous avons vécu dans une économie de standardisation, verticale et hiérarchisée, dans laquelle, à la limite, il était possible, depuis le haut des organisations, de se passer de toute parole des gens d’en bas dans le travail. Seulement, la nouvelle économie d’innovation et de service a besoin de cette parole au travail. Dans l’industrie par exemple, où l’atelier communique avec la recherche développement, avec le réseau commercial, les moments d’innovation sont fréquents et mobilisent toute une chaîne.
Or, cette parole dans l’activité n’a paradoxalement aucun statut politique, créant de ce fait une coupure croissante entre la parole dans le travail et la parole de travail en tant qu’elle s’exprime et peut peser dans des instances ad hoc. On en est ainsi peu à peu venu à ne plus gérer que les évènements – plans sociaux, rupture de contrat de travail, faits de violence, problèmes dits « psycho-sociaux » – mais sans lisibilité aucune sur les processus ayant conduit à l’évènement lui-même. On est donc face à un fossé entre ce qui se joue dans le travail au sein des organisations et ce qui fait l’objet de négociations entre des partenaires institués.
En ne touchant pas à l’édifice du dialogue social qui s’attache au travail depuis trente ans, on a, de facto, désinstitué le niveau premier de l’exercice de l’activité, que ce soit l’atelier, le bureau de poste ou l’école. La gestion à distance a ainsi fini par prévaloir sur une confrontation de proximité, qui permettait de s’exprimer et de faire remonter la parole de travail. Aujourd’hui, des ouvriers, des employés mais aussi des managers ou des cadres ont énormément à dire sur leur activité mais il n’existe pas de lieu pour le faire et ils ne sont pas entendus par un encadrement de plus en plus mobile. On n’écoute plus les salariés de la base : une forme d’aristocratie se constitue dans les organisations et prend des décisions d’après une représentation tout à fait abstraite de l’activité qui se joue « en bas ».
Et puis, ne plus écouter les salariés dans les entreprises et dans les services publics signifie également que l’on n’écoute plus ceux qui entendent les demandes des clients et les attentes des usagers. Les organisations en finissent par devenir aveugles à l’environnement sociétal dans lequel elles sont plongées. Les effets ont été constatés à La Poste, dans les établissements scolaires ou dans les autobus : les tensions sont très fortes entre les professionnels de première ligne et les usagers là où les établissements sont peu insérés dans leur territoire. Ils sont vécus comme des enclaves technocratiques, avec une offre qui ne prend pas en compte les usagers.
Régis Juanico : L’originalité – et l’intérêt – de l’ouvrage est en effet de battre en brèche un certain nombre d’idées reçues, notamment sur les questions touchant à l’organisation du travail et la place du collectif dans le travail. Je crois que Francis Ginsbourger montre bien comment, aujourd’hui, la parole de travail a été confisquée par le haut, réduisant les possibilités d’intervention des travailleurs sur leurs propres conditions.
Nous sommes confrontés à un important phénomène d’éloignement des centres de décision, notamment dans les grandes entreprises multinationales. Je pense par exemple au cas récent de Molex ou à ce qui s’est passé récemment dans des entreprises comme Siemens, Mavilor, Akers ou Sullair ou Jean Caby, toutes implantées dans la Loire : les salariés ont été totalement dessaisis de leur capacité à intervenir sur des décisions stratégiques qui, finalement, ont des conséquences sur la pérennité de leurs emplois et la survie de leurs entreprises. Bien sûr, il y a toujours des négociations, mais elles ne portent que sur les salaires ou sur les heures supplémentaires. Le dialogue social sur l’organisation et les conditions de travail est, lui, très insuffisant, notamment au niveau des branches.
Par ailleurs, je voudrais souligner une autre difficulté liée aux négociations sociales aujourd’hui : l’absence totale de représentation du personnel dans les très petites entreprises de moins de 11 salariés dont on parle moins souvent, participe également à ce déficit de parole de travail et contribue à accentuer le déséquilibre dans le rapport de force entre salariés et décideurs.
Je rejoins donc Francis Ginsbourger sur le constat qu’il dresse de l’organisation du travail telle qu’elle est pensée aujourd’hui : il y a là des mécanismes à créer – ou à recréer – pour faire vivre le dialogue social territorial sur des questions dont les salariés sont dessaisis, parce que les employeurs considèrent que cela fait partie de leurs prérogatives exclusives et parce qu’il y a des mécanismes qui empêchent l’expression de la parole et de la réflexion des collectifs de travail.
L’ouvrage dénonce également la progressive substitution de l’emploi au travail dans les politiques menées lors des dernières décennies. Sans concession, il pointe notamment les impasses d’une politique de gauche centrée sur la défense de l’emploi à tout prix. Considérez-vous que la gauche doive amorcer une nouvelle réflexion sur ces questions ?
F. G. : Je crois que la gauche doit se détacher d’un discours de la compassion avec les « victimes » des restructurations et des délocalisations. Ce n’est pas en agitant des chiffons rouges au moment des suppressions d’emplois qu’on fait progresser les choses, bien au contraire. On est face à de vrais problèmes qu’il faut prendre en compte mais à condition de ne pas y répondre avec des fétiches et des symboles. La défense de l’emploi à tout prix est porteuse d’une dynamique perverse lorsqu’elle crée des conditions telles que les plus mobiles s’enrichissent avec leurs primes cependant que les moins mobiles se retrouvent à peine désendettés et finalement acculés dans des situations désespérées. La vraie question est de savoir comment équiper des salariés expérimentés, peu mobiles, pour affronter la nécessaire mobilité qu’impliquent des restructurations et le passage d’activités purement industrielles à des activités plus composites et plus servicielles.
Je n’ai jamais vu, lors de mes expériences d’intervenant sur les questions d’emploi, un site fermer subitement pour des raisons de rentabilité sans qu’il y ait une longue histoire industrielle derrière, que ce soit une histoire de désintégration d’une grande usine intégrée, de spécialisation à outrance ou de rupture des liens entre la recherche-développement, la production et les réseaux commerciaux. Il est rare que des acteurs locaux puissent intervenir en amont sur ces processus qui finissent par engendrer la vulnérabilité des sites et de leurs salariés.
Si la gauche doit donc favoriser cette intervention d’acteurs collectifs sur les modes de structuration des activités, elle doit également œuvrer à « équiper » les personnes, à leur apporter les ressources nécessaires pour affronter de telles situations. Il s’agit au fond de passer d’une gestion des ruptures, éminemment événementielle, à une gestion des transitions. Cela touche à des mécanismes élémentaires de l’intervention publique directe : décentraliser et professionnaliser l’orientation professionnelle, sortir des logiques uniquement axées sur le diplôme, reprendre à large échelle la Validation des Acquis d’Expérience (VAE), un des derniers actes du gouvernement Jospin qui est parti à vau-l’eau avec la droite. Mais attention : la reconnaissance et la valorisation de l’expérience se jouent d’abord et avant tout dans l’activité elle-même.
La gauche doit donc se ré-intéresser au travail, et pas seulement comme une question sociale ou sanitaire. Il faut retrouver le caractère nodal du travail qui est à la fois construction identitaire, confrontation d’acteurs et production d’utilité économique et sociétale.
R. J. : Une des qualités de Ce qui tue le travail est en effet de reparler de ce que j’appellerais la « reconnaissance au travail » ou plutôt le « sens au travail ». Les analyses de Francis Ginsbourger sur les questions du métier et de l’identité professionnelle sont à ce titre tout à fait intéressantes. Je pense particulièrement à celles développées dans le chapitre consacré à ce qui s’est passé à France Télécom dans les années 1990 et 2000. Aujourd’hui, le diagnostic, détaillé dans le livre, est bien établi : la perte de sens au travail et la perte de l’identité professionnelle ont été des facteurs essentiels de déstabilisation pour un grand nombre de techniciens – autrefois héros de la France des années 70 – à qui on a subitement demandé de changer de métier, sans même les accompagner.
Ensuite, l’ouvrage nous incite en effet à ne pas seulement se lamenter sur les restructurations ou sur les évolutions de métiers mais à les accompagner. A mener à bien les transitions professionnelles. C’est une piste de réflexion importante, qui rejoint un aspect important du projet socialiste que nous sommes en train de concevoir. Nous l’avons d’ailleurs déjà écrit et discuté lors de la convention nationale sur le nouveau modèle, par exemple dans la définition de ce que l’on appelle la « sécurité sociale professionnelle » : nous savons et nous devons aider à créer des parcours professionnels qui soient sécurisés tout au long de la vie.
Il y a donc là un enseignement important à tirer pour les politiques. Bien entendu, notre rôle d’élus locaux est avant tout de défendre l’emploi sur nos territoires, là où il y a des restructurations ou des fermetures de sites. Mais notre devoir consiste aussi à favoriser ces transitions professionnelles, notamment pour les salariés les moins bien qualifiés, et à permettre aux individus de pouvoir évoluer vers de nouveaux métiers. Il s’agit alors, je crois, de prendre ses distances avec une analyse superficielle qui consiste à reporter toutes les fautes sur « le capitalisme financier mondialisé ». Bien évidemment, il y a des comportements de voyous, des décisions soudaines qui n’ont d’autre justification que l’économie rationnelle des coûts à trois, quatre ans. Il faut alors faire tout un travail de reclassement, trouver des solutions, pour les salariés victimes de telles décisions etc. Mais cela ne nous empêche pas de penser en parallèle aux manières de retisser du lien social et économique sur ces territoires abîmés. S’il ne faut pas exonérer les phénomènes globaux qui ont des conséquences dramatiques sur la vie des salariés, la gestion des transitions fait en effet partie des questions que la gauche doit se poser pour ne pas se situer dans une position exclusivement défensive.
Quelles sont alors les grandes pistes que devrait suivre la gauche pour mener une politique offensive sur les questions touchant au travail ?
F. G. : Je distinguerais trois grandes pistes. La première consiste à recréer les conditions d’une politique de la compétence dans toutes les organisations. Cette politique doit se construire sur le constat que l’activité au niveau le plus élémentaire et apparemment le moins qualifié est aujourd’hui complètement connectée et interdépendante avec tous les autres niveaux de cette organisation. Il s’agit donc de reprendre les questions de l’organisation, de la gestion et de l’évaluation du travail, en y introduisant des principes de justice qui puissent être coproduits par ceux qui contribuent aux performances. Il faut ré-instiller du dialogue social et sociétal, recréer une culture de la controverse, autoriser et stimuler l’expression collective là où la parole de travail a été désinstituée.
Nous vivons dans une période où l’on a plus que jamais besoin de l’imagination créatrice des producteurs : la prégnance d’une gestion arc boutée sur des principes industrialistes est un gigantesque gaspillage de ressources. La dynamique de la compétence est à la fois collective et individuelle, elle concerne à la fois la production et l’usage des services, à propos desquels on parle justement de co-production. Ce serait la meilleure façon de rompre avec la détestable ambiance qu’engendrent des relations organisées sur le mode client-fournisseur. C’est un enjeu rien moins que civilisationnel, qui implique de remettre l’accent sur un niveau élémentaire que l’on a trop délaissé.
Ensuite, je crois qu’il faut sortir de la question du travail en tant que « question sociale », et revenir à l’œuvre, à la finalité. Il s’agit ainsi de recomposer les services publics en fonction des besoins et des usages d’une population locale et non plus en fonction des logiques verticales des agents et des corps professionnels, qui raisonnent trop souvent en termes de besoins et d’usages standardisés. Prenons par exemple la question des services publiques en zone rurale. On doit l’aborder non pas comme un dossier à part mais comme un problème d’organisation typique : la mutualisation des services publics doit s’opérer en fonction des configurations particulières des territoires et des populations, par domaine d’usage et non plus seulement en suivant des logiques de gain de productivité ou d’économie d’échelle des opérateurs.
Il s’agit au fond de passer d’un système où l’offre de l’institution s’impose, pour tendre vers des fonctionnements organisationnels qui entérinent la multiplicité des prescripteurs et qui prennent acte du fait qu’aujourd’hui il n’y ait plus une seule définition de « ce qui est bon pour l’usager ».
Retrouvons la res-publica : la construction de la chose publique se joue en premier lieu au niveau élémentaire de la rencontre des usagers et des professionnels de première ligne. Bien sûr, ce niveau n’est pas le seul, il y a aussi des contraintes de moyens, des arbitrages au nom de l’intérêt général, etc. Mais en raisonnant en termes de prescription multiple, on ouvre la perspective d’une redéfinition assez profonde de ce que sont les services publics et les métiers de service au public.
Enfin, les politiques doivent instituer des acteurs professionnels et sociétaux de proximité et non pas s’en tenir à un discours en surplomb et à une gestion catégorique. Il faut en finir avec la protection passive qui mène à la compassion, apprendre à fabriquer et à distribuer des ressources d’autonomie, de protection active. La protection active contre un risque qu’une activité soit délocalisée consiste par exemple à renforcer une chaîne de valeur sur un territoire. La protection active contre la violence à l’école, c’est d’abord renforcer l’équipe éducative. Ce n’est pas dérouler un programme standard conçu à Paris mais créer des ressources permettant de faire face aux situations.
Dans cette bagarre là, l’ennemi est pour une part invisible car il est « non-humain » : ce sont les progiciels, l’informatique centralisatrice, les connaissances « macro », les indicateurs ultra-synthétiques et les instruments de gestion impersonnels que nous avons laissé se mettre en place et qui ne rendent plus compte de la réalité dans sa complexité. Apprenons donc à nous défaire de ces résumés qui concentrent des situations extrêmement disparates dans des chiffres qui n’ont pas de sens pour l’action locale.
R. J. : Aujourd’hui, les changements à provoquer sont nombreux. Prenons l’exemple de la gestion des fins de carrière. Il faut permettre à chaque salarié de pouvoir faire reconnaître ses compétences et valider ses expériences tout au long de son parcours professionnel. C’est une approche qui me semble à la fois positive et dynamique, permettant notamment aux travailleurs de se projeter favorablement dans l’image qu’ils renvoient d’eux-mêmes au travail. Je crois même qu’il faut creuser plus en avant cette question là, ce que nous ferons d’ailleurs sans doute en fin d’année lors de la convention nationale sur l’égalité réelle.
Un autre aspect important est celui de la formation. Il est impératif de prendre à bras le corps les formations des chefs d’entreprise, des managers ou de l’encadrement de proximité qui occultent complètement ces questions de l’organisation du travail et de la gestion du collectif de travail.
Par ailleurs, je pense qu’il est aujourd’hui fondamental de repenser les services publics en partant d’une conception déconcentrée et locale. Comme le souligne Ce qui tue le travail, l’origine de la plupart des maux dont souffrent les services publics dans leur organisation est liée à une application stricte de modèles « prêt à penser » conçus à l’échelon national. On ôte ainsi toute marge de manœuvre aux agents de terrain alors que ce sont les premiers à être au contact des concitoyens et des usagers. Favoriser leur capacité d’autonomie et d’initiative, ce qui fait d’ailleurs partie de la conception républicaine du service public, est effectivement une piste intéressante, qui permettra en outre de recréer du dialogue entre des employés du secteur public et du secteur privé que l’on oppose trop facilement.
Nous devons enfin réfléchir à comment recréer de nouvelles activités sur le territoire. Je viens d’un département où l’industrie était historiquement structurée autour de la mine, de l’industrie d’armement et du textile. Aujourd’hui, nous sommes en train de basculer sur de nouveaux savoir-faire que sont par exemple l’optique-vision ou la mécanique de très haute précision, les technologies médicales et de la santé.
En France, une des grandes richesses de nos territoires industriels réside dans sa main d’œuvre. Elle est certes spécialisée dans certaines technologies, dans certains savoir-faire, mais elle se caractérise avant tout par sa grande faculté d’adaptation. C’est cette mobilité professionnelle et de formation qu’il faut privilégier plutôt qu’une mobilité géographique forcée où l’on propose à des familles d’aller vivre à 800 km de là où elles ont construit leur vie.
Après, ce n’est évidemment pas avec des stages de trois mois que l’on change de métier. Mais avec suffisamment de réflexion, de prospective sur l’avenir d’un territoire et de ses emplois, je crois qu’il est possible de se positionner sur des secteurs forts et producteurs d’emplois. Pour moi, voilà le rôle d’un élu aujourd’hui, en ce qui concerne le développement économique de nos territoires.
Propos recueillis par Pierre Boisson
Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.
Laisser un commentaire